Apprentissage : les dérapages financiers et pédagogiques sur un plateau de télé par Nasr Lakhsassi

Apprentissage : les dérapages financiers et pédagogiques sur un plateau de télé

La loi Avenir professionnel, promue par Emmanuel Macron et portée par Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail, a été conçue par le Medef. Sa mise en application a entraîné des dérives pédagogiques et financières comme l’a mis en évidence Complément d’enquête sur France 2. C’est devenu une aubaine pour les promoteurs de l’apprentissage comme Galiléo.

Avenir professionnel « un big bang de la formation professionnelle » Muriel Pénicaud 

Le 30 août 2017, lors de l’université d’été du Medef, Florence Poivey, membre de son conseil exécutif et présidente de la commission formation, a déclaré que les Français “avaient élu Emmanuel Macron sur un programme de réformes. D’une certaine façon, ça nous réjouit »1, précisant même qu’elle attendait « un grand soir » sur la question de l’apprentissage.

Pierre Gattaz, lors de sa conférence de presse du 12 septembre 2017, insistait sur l’importance de la formation professionnelle et en particulier de l’apprentissage. Il considérait qu’il fallait avoir le courage d’une réforme en profondeur. Le président du Medef précisait alors l’objectif et le contour d’une telle réforme : « Il faut vraiment faire bouger le système, […]. Nous souhaitons avoir totalement la main sur les filières d’apprentissage et les CFA. Le financement doit être direct et ne plus passer par les Régions ». (2)

Malgré la résistance des réseaux consulaires et des Régions, l’exécutif passa rapidement aux travaux pratiques à travers la loi n°2018-771 Pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, dite loi Avenir professionnel. Ce qui a entraîné l’instauration du coût contrat et la libéralisation des Centres de Formation des Apprentis (CFA).

Depuis 2020, le financement des CFA repose non plus sur des subventions régionales et une partie de la taxe d’apprentissage mais sur un financement au contrat. Ce changement a fait augmenter le coût moyen par apprenti d’au moins 17 % selon la Cour des Comptes. Par ailleurs, l’ouverture d’un CFA se fait aujourd’hui sur simple déclaration de l’organisme de formation auprès des services de l’État.

C’est pour ces raisons que le nombre de CFA n’a cessé d’augmenter depuis 2018 car la formation devient un marché dont les promoteurs-vendeurs parlent du chiffre d’affaires. Et c’est ainsi que les CFA constitués sous la forme de sociétés commerciales ont distribué en 2022, 32,5 % de leurs excédents sous la forme de dividendes lorsque dans le même temps et selon la même source, les CFA consulaires ont réinvesti dans l’apprentissage la totalité de leurs excédents (3)

La loi Avenir professionnel a également instauré l’aide unique aux employeurs d’apprentis. Cette loi prévoyait à l’origine le versement de 4 125 euros la première année, 2000 la deuxième et 1200 au-delà le cas échéant, mais uniquement pour les entreprises de moins de 250 salariés embauchant un jeune préparant un diplôme de niveau inférieur ou égal au bac (bac +2 pour les départements et régions d’Outre-mer). Mais l’abandon de la prime unique au profit de l’aide exceptionnelle de 6000 €, quel que soit le niveau de certification, a largement favorisé l’ouverture de l’apprentissage aux niveaux supérieurs et l’explosion du nombre d’apprentis. Une main d’œuvre gratuite ou quasi gratuite, payée par le contribuable, ça ne se refuse pas !

Ainsi tous les ingrédients ont été réunis pour générer des dérapages pédagogiques et des détournements d’argent public. Ils ont été mis en lumière par Complément d’enquête. Mis à part quelques articles dans la presse et des enquêtes de Libération et Mediapart, c’est la première fois qu’une émission télé mène une enquête sérieuse pour démasquer les dérives qui accompagnent l’explosion de l’apprentissage !

A la fin de l’émission, le journaliste a posé des questions à Muriel Pénicaud afin de connaître son point de vue sur ces dérapages et en particulier ceux concernant Galiléo Global Education. Ses réponses évasives n’ont pas convaincu, oubliant sûrement qu’elle était devenue administratrice de cet organisme de formation…

L’argent public est absorbé par un trou noir

L’open bar des primes et de l’argent facile fonctionne donc parfaitement…pour les employeurs et les centres de formation. Un puits sans fonds. L’eldorado, il est là ! Et nombreux sont ceux qui en sont devenus accrocs, y compris les patrons milliardaires des multinationales !

Illustration 1

Depuis la mise en place de la réforme, les financements publics alloués à l’apprentissage n’ont cessé d’augmenter.

Dans son étude « Un bilan des années folles », Bruno Coquet montre que les dépenses publiques sont passées de 5 693 M € en 2017 à 19 894 M € en 2022.

Les dépenses publiques enregistrées en 2023 s’élèvent à 22 milliards d’après France info.

« Jamais une politique de soutien à l’emploi n’a été aussi coûteuse pour les finances publiques. Ce sont des milliards d’euros de deniers publics qui partent en pure perte. Sans aucune régulation derrière !» Ces mots forts viennent d’un haut fonctionnaire tenu au devoir de réserve. De ceux qui n’aiment pas les polémiques et tiennent plutôt les journalistes à distance. Sauf que là, la moutarde pique trop : « Il faut ouvrir le capot de ce beau discours sur la hausse de l’apprentissage. » Libération 23 novembre 2022.

De nombreux dérapages à tous les niveaux

La course vers l’argent public rend aveugles les profiteurs du dispositif. On se limite ici à quelques illustrations citées par les enquêtes de MediapartLibération et Complément d’enquête, qui sont loin d’être des cas isolés :

1) Le SOS d’étudiants en BTS face aux dérives de leur établissement / Mediapart :

 « Une licence professionnelle, normalement, se fait en un an. Mais moi, en un an, je nai jamais eu de cours. Et à la fin de lannée, quand jai demandé des informations sur lexamen et lobtention du titre, ils ont commencé à noyer le poisson », relate Dylan Martins, un des premiers étudiants à avoir intégré la licence.

 « Des cours qui ne sont pas productifs, ou encore des cours sans formateur, depuis décembre 2019 », écrit Estelle Garrido, qui prépare avec GFC Auvergne le titre professionnel de vendeuse conseillère en magasin (VCM), dans une lettre du 26 janvier 2020 adressée au maire de Vichy. « Trouvez-vous normal de passer des heures de cours à regarder Netflix sur nos ordinateurs ? Ou bien même à faire des “petits bacs” pour occuper notre temps ? »

2) L’apprentissage, un beau cadeau public aux écoles supérieures privées / Libération

– « Avec l’apprentissage, ces écoles[privées] sont quasi exclusivement financées par l’argent public. Elles sont subventionnées et c’est clair que les fonds d’investissement en profitent bien », explique un spécialiste du secteur.

– En 2021, un rapport (non publié) des inspections générales des finances, des affaires sociales et de l’enseignement supérieur avisait des conséquences budgétaires potentiellement « très lourdes pour les finances publiques ». Il insistait également sur les lacunes dans le contrôle de la qualité des formations : « Ces contrôles apparaissent insuffisamment effectifs et peu coordonnés : il n’a pas été possible à la mission de documenter la réalité de ces contrôles dans le champ de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur ; aucun acteur n’est à ce stade chargé de centraliser ces informations, ni de les faires circuler. »

3) A qui profitent les milliards de l’apprentissage / Complément d’enquête :

– Un cadre dirigeant de Galileo, un des leaders mondiaux de l’enseignement privé, explique comment l’intérêt financier passe avant l’intérêt pédagogique. « Quand un contribuable dépense 8 000 euros pour une formation, uniquement 1 600 euros vont à l’enseignement »

4) Mission d’information sur l’enseignement supérieur privé à but lucratif / Assemblée nationale

– « Plus d’un quart des étudiants suivent aujourd’hui leurs études supérieures dans un établissement privé. Et un apprenti sur quatre dans le post-bac effectue sa formation dans un établissement privé lucratif »,

– La mission constate un problème de « lisibilité et de transparence », elles pointent « un problème de contrôle de qualité pédagogique » et des « dérives préoccupantes qui témoignent de l’absence de régulation du secteur privé lucratif et d’une protection insuffisante de l’étudiant-consommateur ».

La liberté de choisir son avenir professionnel !

Tout est exprimé dans l’intitulé de la loi du 5 septembre 2018 : la liberté de choisir son avenir professionnel. On pense que c’est le jeune qui est au centre du dispositif ! Mais la réalité démontre le contraire. Ce sont les centres de formation et les patrons qui profitent pleinement de cette liberté :

– Liberté de créer des CFA privés

– Liberté de prêter des titres professionnels entre centres de formation

– Liberté de monter des formations « bidon »

– Liberté de profiter de l’argent public

L’apprentissage géré par le privé est à but purement lucratif suivant la règle bien connue : les dépenses sont à la charge de l’État et les bénéfices au profit du privé !! Ce dispositif est aidé et encouragé au détriment de la formation professionnelle sous statut scolaire : on enregistre un recul des formations professionnelles dans le supérieur et une fragilisation des lycées professionnels.

Face à ces dérives, il revient à l’exécutif de stopper cette gabegie et ce massacre de l’enseignement et de la formation professionnels. Il doit suivre les propositions de la cour des comptes et de l’Inspection générale des finances (Igas) concernant les aides de l’Etat aux employeurs d’apprentis et la diminution des niveaux de prise en charge. Ces fonds publics ne doivent plus enrichir les profiteurs mais développer et soutenir un véritable plan de formation professionnelle des jeunes !

(1) Les Echos investir du 30 08 2017

(2) Déclaration du président du Medef à l’issue de la rencontre avec Emmanuel Macron, jeudi 12 octobre 2017.

(3) AEF Info 06 12 2023